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Il est juste que les forts soient frappés, Thibault Bérard, 2020 (Éditions de l’Observatoire)

Sarah était une punkette, du genre à se jeter sous les roues des voitures, une ado rebelle, pas décidée à rester là. Un jour, pourtant, elle rencontre Théo. Théo, c’est la vie et la jeunesse qui débordent. C’est son lutin, celui qui la préserve de ses noirceurs. L’amour de Sarah et de Théo nous transporte, ils sont jeunes, beaux, heureux, presque insouciants (même si la punkette n’est jamais très loin). Ils ont leur premier enfant, le bonheur est à son comble. Pourtant, Sarah l’annonce dès le début du roman : elle est morte.
On suit Sarah dans un combat perdu d’avance, sans pouvoir s’empêcher d’y croire. Le drame, quand il s’infiltre, bouscule tout sur son passage. De petit garçon à l’allure de lutin, Théo devient super-héros. Dans sa tête, il se souvient de cette phrase (ou bien l’a-t-il inventé ?) : il est juste que les forts soient frappés. Ce combat, c’est le leur, il y croit, il emporte Sarah dans son fol espoir. Parfois maladroit dans son soutien, sa fougue est lumineuse. Mais la vie est plus dégueulasse que Théo ne peut l’admettre.


L’auteur choisit de raconter le récit du point de vue de Sarah. Morte, elle revient sur leur histoire, sur la maladie qui détruit son corps, sur sa lutte acharnée. Ce point de vue nous rapproche d’elle, rendant l’issue d’autant plus bouleversante. Si Sarah peut décrire avec lucidité les hauts et les bas du combat qu’ils mènent ensemble, elle ne voit pas tout. Elle ne voit pas la vie qui s’insuffle à nouveau dans le cœur de Théo. L’écriture de Thibault Bérard est efficace. C’est direct, drôle, parfois. L’auteur nous livre des portraits de personnages si précis et soignés qu’on semble être intégré à leur petite bande. S’il y a des larmes, elles ne sont pas tirées de force. Elles se cachent dans des détails, viennent nous saisir dans des scènes d’une grande poésie. Ce qui ressort de son écriture, c’est une énergie, une envie de vivre quoi qu’il en coûte. Connaissant le travail d’éditeur de Thibault Bérard et ses affinités littéraires, je me doutais que je serais sensible à sa plume et ça n’a pas manqué ! Il est juste que les forts soient frappés est son premier roman.

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Concours de nouvelles Librinova : Eden

Concours de nouvelles Librinova : Eden

https://concours-ecriture.com/concours/elle-a-dix-ans

Elle a dix ans quand elle comprend que sa vie ne ressemble pas à celle des autres. Dix ans quand le drame s’invite. Elle revoit la scène très clairement. Elle est dans sa chambre, la lumière est éteinte, mais elle se cache sous sa couette avec une lampe de poche pour terminer son livre. Eden lit tout le temps, ce qui exaspèrent sa mère et son beau-père. Ils trouvent que ses livres lui remplissent l’esprit de bêtises. Ils détestent la voir utiliser tous ces mots savants qu’une fille de dix ans ne devrait pas connaître. Alors, dans sa tête, elle a classé les mots dans des boîtes. Il y a les mots de tous les jours, les siens, ceux de Maman, de son beau- père. Il y a les mots des livres, ceux qui disent la vérité, qui s’épargnent les émotions. Ce sont ceux qu’il ne faut pas prononcer. Il y a les mots de Mamie, ils sont doux, poétiques et ils sentent bon la Provence. Il arrive encore qu’elle se trompe de boîte, alors elle se concentre toujours plus fort avant de parler. Ou elle se tait. Elle se tait beaucoup.
Eden reconnaît facilement un bon livre. Il faut une histoire passionnante. Une histoire qui captive assez pour ne pas entendre les cris derrière la porte. Les disputes sont fréquentes entre sa mère et son beau-père. La plupart du temps, c’est lui qui commence à lever la voix. Il a toujours quelque chose à lui reprocher. Il dit qu’elle est stupide. Eden pense que sa mère est juste « crédule » (ça, c’est un mot qui vient des livres). Cela fait maintenant deux ans que Paul est dans leur vie. Eden préférait leur quotidien d’avant, quand elle n’était que toutes les deux. Mais elle n’a pas le droit de l’avouer…
Ce soir-là, le livre n’est pas assez bon. Ou bien les cris sont plus forts. En tout cas, elle entend tout, elle devine que les hurlements vont grimper encore. Pourtant, elle ne s’attend pas au coup. Elle manque de crier, mais pressent qu’elle ne doit pas. Elle se cache sous sa couette et elle entend le silence. Un silence terrifiant. Il se passe quelques secondes avant que sa mère crie. Un rugissement animal qui la fait frissonner. Puis la porte claque. Elle se sent lâche, alors elle sort. Devant elle, sa mère. En sang.  

Elle a douze ans aujourd’hui et cette image ne l’a jamais quittée. D’autres se sont ajoutés. Dans le village dans lequel elle vit, comme dans tous les villages, les gens parlent toujours. Eden se demande s’ils savent ce que Maman cache sous son maquillage, elle sait qu’il est « exubérant ». En ce mois d’août, le village est plus vivant que jamais. Les touristes se mêlent aux locaux, les commerces sont remplis, les cafés bruyants. Enfant, Eden adorait cette période de l’année. Surtout quand Mamie était là. Le matin, elles allaient à la boulangerie toutes les deux. Au café de Dédé, elles dévoraient leur croissant avec leur orange pressée. Mamie parlait à tout le monde. Eden était la prunelle de ses yeux, alors elle devenait la prunelle de tous les yeux. Aujourd’hui, les gens du village sont gênés quand il la voit. Dans leurs regards, elle lit de la pitié ou de la déception. Elle préférait son reflet dans les yeux de Mamie… Après le croissant, elles aimaient aller au kiosque. Les journaux, ça n’intéressait pas beaucoup Eden, mais elle soupçonnait sa grand-mère de venir ici pour Roland. Derrière sa caisse, il rougissait dès que Mamie lui parlait. C’était son amour de jeunesse. La jeune fille ne comprenait pas. Jamais ils ne se voyaient en dehors de ces moments, jamais ils n’échangeaient plus que quelques mots sur le temps ou la saison touristique. La jeunesse était passée, ça c’était évident, mais où était passé l’amour ? Avec mamie, elles regardaient les touristes hésiter de longues minutes devant les cartes postales. Certains les remplissaient, contre un mur, avant même de les payer. Pour d’autres, c’était une corvée. Aujourd’hui, il n’y a plus grand monde devant les cartes postales. Eden aimerait en acheter une juste pour réveiller les souvenirs. Elle en trouve une parfaite. Une jolie photographie de ses montagnes. Si elle sort du kiosque et lève son regard, elle aura le même point de vue. Cette carte, elle ne l’enverra pas, mais elle la conservera précieusement. Si jamais. Elle ne supporterait pas de quitter ses terres sans en garder une trace.

Quand elle entre dans la boulangerie, Eden ne s’attarde pas sur les croissants. Il y a des souvenirs qu’on ne veut pas réveiller. La douleur serait trop grande. La saison bat son plein et le commerce est tout petit. Chaque année, c’est pareil, les clients sont « esquichés comme des sardines ». Mais l’odeur du pain et des viennoiseries, le sourire de Maïté au service et l’humour de Marceau dans la réserve font oublier tout ça. Eden a souvent eu envie de se confier à Maïté.

Quand elle la regarde avec ses grands yeux bleus perçants, Eden a l’impression qu’elle peut lire en elle. Son beau-père dit que c’est une sale commère, qu’elle devrait se mêler de ses affaires, qu’un jour ça finira mal pour elle. Il lui fait peur quand il parle comme ça. 
À la maison, Paul parle toujours avec des menaces. Même quand il est de bonne humeur, quand sa mère et lui semblent très amoureux, ses mots restent menaçants, dominants. Elle a dix ans le jour où il débarque avec sa caisse à outils et retire la porte de la salle de bains. À partir de là, elle sent que son regard change quand il se pose sur elle. Ses paroles se font mielleuses. La peur d’Eden prend un autre visage. Elle devient douleur. Tout son corps tremble en sa présence. Elle ressent comme une urgence à cacher sa peau, à gommer ce qui est en train de faire d’elle une femme. Eden a l’impression qu’on ne la regarde plus de la même manière dans le village. Alors, elle change sa façon de s’habiller. Elle veut disparaître sous ses couches de vêtements, été comme hiver. À 12 ans, elle a fait de cette défense un style et plus personne ne la remarque. Aujourd’hui pourtant elle sent les regards insistants se poser sur elle. Ça y est, la nouvelle a dû se répandre. Bientôt tout le village ne parlera que de ça. C’est le genre de sujets dont tout le monde raffole, une disparition. En plus celle d’un homme à qui personne ne tient, mais qui semble nager dans pas mal d’histoires louches. La gueule de l’emploi. La victime parfaite pour alimenter toutes les conversations sans déprimer qui que ce soit. Personne ici ne parlait vraiment à Paul. Il détonait totalement dans ce décor. Il n’était pas fait pour ce peuple de montagne. Il gueulait trop fort, marchait la tête baissée, semblant ignorer le paysage qui l’entourait.
Dès qu’il a débarqué dans leur vie, Eden a senti tout de suite qu’elle n’aurait pas le quotidien apaisé dont elle rêvait. C’était un homme qui aimait le bruit, le sale, et entraîner les autres dans sa chute. Tout à fait le style de sa mère. Quand sa grand-mère était encore là, elle détestait parler de Paul et refusait de le voir. Elle connaissait la réputation et les fréquentations du « minot ». Elle disait qu’il n’apporterait que du malheur, qu’il n’y avait rien à gagner à fréquenter un gars comme lui : « bises de chien donne des puces », répétait-elle souvent. Sa mère et sa grand-mère avaient fini par s’éloigner jusqu’à se perdre. Puis, il était trop tard pour faire marche arrière.  Après avoir abandonné sa mère en sang sur le carrelage, Paul était revenu le lendemain comme si de rien n’était. Et sa mère avait ouvert la porte comme si tout était normal. S’il n’y avait pas eu toutes ces blessures encore à vif sur le visage et le corps de sa mère, Eden aurait pu croire qu’elle avait rêvé. Quand il recommença quelques semaines plus tard, puis quand cela devient régulier, la

jeune fille comprit qu’il serait difficile de sortir de ce cauchemar. Sa mère pardonnait. Mais de plus en plus, elle prenait à partie sa fille. Paul était un moins que rien, une ordure. Eden demandait à sa mère pourquoi elle finissait toujours par ouvrir la porte, elle lui répondait qu’elle était trop bonne, trop gentille, mais qu’on ne l’y prendrait plus. Et puis le lendemain, il était là, avec son air victorieux et son regard sale. Eden n’en voulait pas à sa mère, elle était la victime pas la coupable. Mais du haut de ses dix ans, la jeune fille se reprochait de ne pas pouvoir sauver sa mère. 

Ce matin, elle peut se rattraper. La mission que sa mère lui a confiée est simple. Bien sûr il lui faut sortir un peu de sa zone de confort, bien montrer qu’elle est là et parler au plus de monde possible. Elle doit faire aujourd’hui ce qu’elle faisait sans y penser enfant. Elle ferme les yeux et essaie de retrouver les sensations d’avant, quand l’innocence était encore là, quand il lui suffisait de marcher main dans la main avec sa mère dans les rues du village pour être heureuse, quand elle croyait que les montagnes au loin étaient si hautes uniquement pour la protéger de tous les dangers. Elle avait dû grandir trop vite, lâcher la main de sa mère trop tôt. Les montagnes étaient toujours là, mais aucun danger ne lui avait été épargné. Eden sent que quelque chose change en elle, que l’espoir renaît. Elle retrouve les odeurs de son enfance, regarde les ruelles qui l’ont vu grandir en s’attardant sur des détails qu’elle avait oubliés : le linge étendu aux balcons, balayé par le mistral, la place du village et sa fontaine qui s’écoule paisiblement à l’ombre des platanes, les enfants impatients devant la vitrine du glacier. Tout lui revient. Soudain son avenir est plein de promesses. Tout ira bien, elle ressent enfin de la « gratitude ».
Cela ne pouvait finir autrement. « Il le fallait », lui a dit Maman, quand Eden a trouvé le courage d’ouvrir la porte de sa chambre. Une fois encore, le livre n’était pas assez bon. Elle avait entendu les hurlements, les insultes. Elle avait eu peur pour sa mère avant de comprendre que cette fois-ci c’était différent. Elle garde en mémoire l’instant précis où leur vie a basculé. Elle entend le cri bestial de sa mère et un tiroir que l’on ouvre. Il y a encore du sang quand elle ouvre sa porte, mais sa mère est debout et ses mains ne tremblent pas. Eden ne l’a pas vue aussi sûre d’elle depuis très longtemps. En un instant, tout est nettoyé. Son beau-père dans le coffre de la voiture. Eden a voulu aider, mais sa mère a refusé. Elle a porté seule le poids de cet homme, elle n’aurait pas accepté que sa fille subisse encore.

Deux jours passent et sa mère n’en parle plus. La voiture ne bouge pas. Au troisième jour, elle dit que tout va bien se passer. Elle envoie Eden en mission. Elle doit se promener dans le village et discuter avec le plus de monde possible. Il faut inventer une histoire, ça tombe bien, la tête d’Eden en est remplie. Sa mère est ravie que ses lectures lui servent enfin. Il faudra dire qu’elles n’ont pas vu Paul depuis le début de la semaine, qu’elles rentrent tout juste de vacances. La jeune fille devra raconter des anecdotes pour rendre l’histoire plus réelle. Se souvenir de l’époque où elles partaient toutes les trois avec Mamie. Elles avaient vécu des étés merveilleux dont le souvenir était encore vif chez la jeune fille. « Tu sauras faire Eden ? Tout ira bien après ça ». Une fois sa tâche terminée, la jeune fille doit rejoindre sa mère dans le bois derrière l’ancienne maison de Mamie. « Tu te souviens l’endroit où tu aimais tant prendre ton goûter ? ». Eden se souvient, mais ça fait trop mal. Quand elle arrive au lieu de rendez-vous, elle s’attend presque à retrouver sa grand-mère. Ce paysage n’a jamais existé sans elle. C’est ici que s’est achevé son enfance, la dernière fois qu’elle a goûté avec sa grand- mère, c’est ici désormais que commence sa nouvelle vie. Sa mère a de la terre sur le visage et sur les mains. Elle ne porte pas de gants. Maman n’a jamais été très « précautionneuse ». Si Mamie était là, elle dirait qu’avec ses cheveux emmêlés, ses yeux remplis de colère, elle ressemble à un « fada ». Mais Eden ne l’a jamais trouvée aussi belle. Et forte. Sa mère lève les yeux vers elle et son regard s’illumine. La colère a disparu, Eden ressent tout son amour : « ça va aller maintenant, je te le promets ».

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V13, Emmanuel Carrère, 2022 (P.O.L.)

V13, c’est le nom de code du procès des attentats du 13 novembre 2015. Un procès que l’auteur et journaliste Emmanuel Carrère a suivi pour le journal L’Obs. Ses chroniques judiciaires hebdomadaires sont réunies dans ce livre. Dans une première partie, l’auteur nous relate quelques témoignages des victimes. C’est évidemment la partie la plus dure et émouvante du livre. Dans une seconde partie, ce sont les coupables (ceux qui restent, les présumés, les reconnus) qui sont au cœur du récit. L’occasion aussi de remettre les attentats dans un contexte international et d’évoquer des questions politiques qui résonnent encore aujourd’hui. Enfin une dernière partie est consacrée aux avocats (certains parmi les nombreux présents).

Qui d’autre qu’Emmanuel Carrère aurait pu se saisir d’un tel sujet ? Sa rigueur journalistique est indispensable pour assister chaque jour à ce procès physiquement et psychologiquement éprouvant (on parle de « marathon judiciaire » !). Son empathie, qui avait déjà donné naissance au sublime D’autres vies que la mienne, lui permet de saisir au mieux les émotions et de les retranscrire sans tomber dans le larmoyant. Il n’y a rien à ajouter aux témoignages pour émouvoir le lecteur. L’écriture d’Emmanuel Carrère est épurée, précise. Comme il en a l’habitude, l’auteur part des faits pour revenir à lui-même, à ses ressentis. Rien d’égocentrique là-dedans. Cela aide le lecteur à mettre des mots sur les émotions qui l’envahissent. Mais surtout cela l’immerge dans le récit. Nous avons l’impression d’assister au procès, assis juste à côté d’Emmanuel Carrère. Ce procès qui est le cœur du livre. Il en est le sujet, le cadre. Il est inédit, gigantesque par sa durée (10 mois), par le nombre de témoignages (près de 300). Pour les différents protagonistes (avocats, juges, journalistes, victimes, coupables,…),  une fois passé les portes du Palais de justice, le temps s’arrête, l’extérieur ne compte plus. L’expérience partagée les lie d’une drôle de manière.

« Une émotion chasse l’autre, un concentré d’humanité chasse l’autre, un visage chasse l’autre : l’immense psychothérapie de ces cinq semaines qui s’achèvent a eu la beauté d’un récit collectif et la cruauté d’un casting. Chacun est venu à la barre, il avait préparé son texte, invité sa famille et ses amis. C’était un moment crucial de sa vie. À souffrances certainement égales, les uns ont trouvé les mots justes et bouleversé, les autres enfilé des clichés et lassé. »

Il est difficile de lâcher ce livre une fois commencé. Ce n’est pas tant le verdict qui nous tient en haleine que la narration des faits décortiqués. Nous avons besoin de comprendre l’incompréhensible.

Dans V13, Emmanuel Carrère se livre à l’exercice de la chronique judiciaire avec succès. Son regard d’écrivain lui permet de saisir, au-delà des témoignages et des faits, une ambiance particulière. On y entend les témoignages bouleversants des victimes, mais également les silences agaçants des coupables. On a presque l’impression d’entendre aussi les bruits de fond, les bavardages entre journalistes et parties civiles, les soupirs agacés, les larmes refoulées. Une réussite !

« Juste après le jeune homme rongé de culpabilité, c’est un autre survivant du Bataclan, nettement plus détendu, qui a commencé son témoignage en disant qu’il venait d’entendre celui du jeune homme et qu’il voulait lui dire ceci : moi, quelqu’un m’a marché dessus, et j’ai eu deux côtes cassées. Seulement deux côtes cassées. Alors c’est peut-être toi qui m’as marché dessus, peut-être un autre, on ne le saura jamais, mais si c’est toi, il faut que tu le saches : ce n’est pas grave, deux côtes cassées. Je m’en suis tiré, je suis en vie, je suis heureux, je ne t’en veux pas, tu as fait comme tu as pu, on a tous fait comme on a pu […] »

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Alabama 1963, Ludovic Manchette/Christian Niemiec, 2021 (Pocket)

Le corps sans vie d’une fillette est retrouvé. Pourtant, la police ne semble pas très intéressée par l’affaire. Et pour cause, nous sommes en Alabama, en 1963, et la fillette est noire. Le père de la victime fait appel à Bud Larkin, un détective privé, pour mener l’enquête. Adela Cobb, femme de ménage noire, veuve et mère de famille, se retrouve elle aussi à enquêter malgré elle. Bientôt d’autres victimes suivront, toujours des petites filles noires.

L’enquête n’est qu’un prétexte dans le roman. Si on cherche un polar captivant avec une enquête bien ficelée, mieux vaut passer son chemin. On trouvera ici plutôt un bon divertissement, une histoire facile à lire et de l’humour. Bud et Adela, les deux personnages principaux que tout oppose, sont attachants. Pourtant, Bud Larkin n’échappe à aucun cliché : c’est un homme raciste, bougon, désagréable et alcoolique. Ancien policier, il a été viré pour une raison que l’on découvrira plus tard dans le roman. Adela est un personnage mieux construit et avec un peu plus de nuances. C’est une femme de caractère, remplie de bonne volonté et d’empathie. Suite à une blague de ses anciens collègues de la police, Bud embauche Adela comme femme de ménage. Les dialogues entre les deux personnages sont plutôt savoureux. On sent une écriture très cinématographique.

– Vous préférez qu’on dise de vous que vous êtes une femme noire ou que vous êtes une femme de couleur?
– Je préfère qu’on dise que je suis une femme bien.

L’enquête est donc un prétexte pour nous plonger dans une époque, un contexte bien particulier, celui de la ségrégation, du Ku Klux Klan et de l’assassinat de Kennedy. Les éléments de contexte sont distillés avec raison, assez pour comprendre l’état d’esprit des différents protagonistes et les relations qui les lient. La naissance de l’amitié entre Bud et Adela est une bouffée d’air frais dans ce contexte pesant et sordide. Une lueur d’espoir, naïve certes, mais qui fait du bien.

« Ce matin, dans le bus, toutes les conversations tournaient autour de la Marche sur Washington. Adela espérait que les manifestants afflueraient par milliers de tout le pays et que Kennedy mettrait enfin en application ses belles théories. Elle avait eu la chair de poule en l’entendant proclamer à la radio en juin : “Pouvons-nous affirmer au monde, et surtout à nos compatriotes, que nous sommes le pays de la liberté, sauf pour les Noirs ? Que nous n’avons pas de sous-citoyens, sauf les Noirs ?” »
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S’adapter, Clara Dupont-Monod, 2021 (Stock)

Dans S’adapter, les narrateurs sont des pierres. Une façon originale d’aborder avec pudeur un sujet difficile. De la pudeur, le récit de Clara Dupont Monod n’en manque pas. Si le thème est triste, la lecture n’est pas larmoyante ni misérabiliste. Et c’est là que repose sa force.

« Nous, les pierres rousses de la cour, qui faisons ce récit, nous nous sommes attachées aux enfants. C’est eux que nous souhaitons raconter. »

« C’est l’histoire d’un enfant différent, toujours allongé, aux yeux noirs qui flottent, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres », nous dit la quatrième de couverture. À partir de là, comment raconter cette différence et son impact sur la vie de la famille ? L’autrice choisit de le faire avec trois voix différentes : celle de l’aîné, de la cadette et enfin du petit dernier. C’est à travers les yeux de sa fratrie que se dévoile la vie de l’enfant et surtout la trajectoire d’une famille.

Il y a d’abord l’aîné, donc. Le taiseux, qui ne montre rien. Et pourtant, celui qui noue un lien fusionnel avec l’enfant, qui le traite comme une mère.

« Un jour, un professeur lui demanda ce qu’il souhaitait faire comme métier, il répondit : Aîné. »

Si les sens de l’enfant sont défaillants, à l’exception de l’ouïe, l’aîné consacrera tout son temps à lui apprendre à écouter la nature, à entendre chaque son, chaque vibration. Il va s’oublier dans cette relation, laisser passer son adolescence, la promesse de ses amitiés et ses amours. Sa vie d’adulte sera marquée par le drame.

« [La cadette] a mis un point d’honneur à combler cette malédiction du décalage tandis que lui en reste prisonnier. Mais peut-être, se dit-il, que c’est la leçon qu’elle a retenue en le regardant vivre, lui, l’aîné. Après tout c’est son rôle, marcher en éclaireur. Montrer ce qu’il ne faut pas faire. »

Il y a ensuite la cadette, qui est dans le rejet, la honte et la colère.

« Je n’ai pas ce maintien propre aux femmes des montagnes, faites de roche et de poudre, polies par des siècles de vaillante soumission. […] Des femmes qui ressemblent aux pierres d’ici. On les les croit friables […] mais en réalité, rien n’est plus solide qu’elles. […] Moi, la cadette, je m’oppose sans cesse. Je me cogne et crie à la révolte contre le destin, je n’entends pas que les forces en présence sont inégales, je serai perdante mais je m’obstine à rejeter. Je suis un refus à moi seule. »

Cet enfant différent a tout chamboulé dans sa vie et, surtout, lui a « pris » son grand frère.

« Si la cadette résumait, l’enfant avait pris la joie de ses parents, transformé son enfance et confisqué son frère aîné. »

Derrière cette colère, il y a aussi une volonté de se protéger. Pour survivre, il faut bien s’adapter, quelle que soit la voie choisie. Heureusement, la cadette trouve du réconfort auprès de sa grand-mère. Avec elle, elle trouve un peu de normalité. C’est auprès d’elle qu’elle acquiert de la sagesse jusqu’à devenir celle qui pose le regard le plus lucide sur sa famille.

« Elle comprit soudain que son frère aîné ne guérirait pas de l’enfant. Guérir, cela signifiait renoncer à sa peine, or la peine, c’était ce que l’enfant avait planté en lui. C’était sa trace. Guérir, cela voulait dire perdre la trace, perdre l’enfant à tout jamais. Elle savait désormais que le lien peut avoir différentes formes. La guerre est un lien. Le chagrin aussi. »

Et puis, il y a le petit dernier qui devra lui aussi s’adapter. S’adapter à l’absence, à ce frère inconnu et pourtant bien présent encore. Celui qui grandit sans oser poser de question, pour ne pas raviver la douleur. Celui, aussi, qui aura la charge de réparer.

« Il se disait que sa sœur, comme lui et leur aîné, portait en elle mille ans d’existence. Il se mit à rire tout seul en pensant à cette fratrie étrange, le lui dit, elle rit à son tour, du moins lui sembla-t-il, car sur cette draille, il ne voyait que son dos. On avançait seul dans la montagne. Il pensa que les gens d’ici ressemblent à leurs chemins. »

Aucun des personnages n’est nommé. Une façon encore de maintenir le lecteur à distance. Ne pas trop dévoiler, regarder cette famille à travers les pierres sans s’imposer. Le choix est fait de donner à voir l’histoire par les yeux des enfants. Les parents sont en arrière-plan, à courir les rendez-vous et à remplir des documents administratifs qu’ils ne comprennent pas. On les devine plus qu’on ne les voit résister, s’adapter puis reconstruire.

« Ils durent prouver que, depuis la naissance de l’enfant, la vie avait changé à leurs frais ; prouver aussi que leur enfant était différent, certificats médicaux, bilans neuropsychométriques, classés dans une pochette plus précieuse encore que leur portefeuille. On leur demanda aussi de dessiner un « projet de vie » alors que, de celle d’avant, il restait si peu. […] La mère avait cessé de travailler pour s’occuper de l’enfant puisque personne ne le prenait en charge. Les parents découvrirent le no man’s land des marges, peuplées d’êtres sans soin ni projet ni ami. […] Plus d’une fois l’aîné vit ses parents épuisés se lever tôt, rentrer bredouilles, remplir des papiers, des dossiers, faire la queue, courir après les certificats, être suspendus au téléphone, contester une date ou donnée fausse, en réalité devenir suppliants […] »

Malgré cette vie perturbée, ce quotidien guidé par le handicap, il y a une atmosphère de sérénité dans ce roman. Les pierres sont là, bien là, ancrées dans le sol, imperturbable. La nature environnante, celle des Cévennes, à laquelle l’autrice accorde une belle place dans son récit, prend l’apparence d’un rempart, d’un refuge pour la famille. Puissante et protectrice, elle apporte de l’équilibre dans une vie qui en manque tant.

C’est un roman magnifique, puissant avec une écriture précise qui nous touche sans en rajouter. De la simplicité, de la sincérité et de l’émotion.

« L’enfant était simplement là. […] L’aîné sentit en lui une reddition. […] Se jouait en lui la soumission aux lois du monde et à leurs accrocs, sans révolte ni amertume. L’enfant était là de façon aussi évidente qu’un pli de la terre. « Il vaut mieux tenir qu’attendre », se disait-il, et c’était un proverbe des Cévennes. Il ne fallait pas se révolter. […] Il aimait par-dessus tout l’impassible bonté, la primaire candeur de l’enfant. […] Son bonheur se réduisait à des choses simples, la propreté, la satiété, le moelleux de son pyjama violet ou une caresse. L’aîné comprenait qu’il tenait là l’expérience de la pureté. »

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Beautiful Boy, Tom Barbash, 2020 (Albin Michel)

« New York, 1980. A l’angle de la 72e Rue et de Central Park West, le Dakota Building impose sa silhouette étrange et légendaire. De retour d’une mission humanitaire en Afrique, le jeune Anton Winter y retrouve ses parents et l’appartement familial. Son père, Buddy, animateur vedette de la télévision qui a fui les projecteurs après une dépression nerveuse, lui demande alors de l’aider à relancer sa carrière. Or, dans cet immeuble où l’on croise Mick Jagger, Gore Vidal Lauren Bacall ou Ted Kennedy, vit aussi un certain John Lennon, qui pourrait être utile à Buddy pour reconquérir le cœur du public. Mais à mesure qu’Anton s’investit dans sa mission et se lie d’amitié avec le chanteur, il ne peut que remettre en question l’influence de son père sur ses propres ambitions, tandis qu’un certain Mark David Chapman s’apprête à faire couler le sang… »

Sur le papier, les ingrédients sont là pour un bon roman : New York, John Lennon, des célébrités, une histoire de lien entre un père et un fils, une fin tragique. Pourtant, on reste un peu sur notre faim. Il ne se passe pas grand-chose dans ce roman. On suit Anton, qui lui-même se cherche sans jamais vraiment se trouver. Doit-il rester dans l’ombre de son père ou trouver sa propre voie ? On découvre à travers le fils le portrait du père. Un portrait dont on sent qu’il est incomplet, malgré le lien très fort qui les unit. Finalement, il aurait été peut-être plus convaincant de suivre le père, Buddy. Celui-ci tente un retour à l’écran après une dépression nerveuse et une traversée du désert. De son craquage, on ne connaît que ce qu’Anton nous livre. Qu’est-il arrivé à cet animateur vedette pour tout laisser tomber sans prévenir ? Dans quel état d’esprit se trouve-t-il aujourd’hui alors que tous le regardent avec une certaine pitié et de l’inquiétude ? Si Anton avance dans son ombre, Buddy n’a toujours pas retrouvé la lumière. Lui aussi avance d’une certaine manière dans l’ombre de son fils. Il cherche sans cesse son approbation et ses conseils. La description de leur relation est par ailleurs assez intéressante, tout comme les parallèles qui sont faits avec d’autres relations pères-fils : John Lennon et son père, John Lennon et son fils, John Lennon comme une possible figure paternelle pour Anton.

« Des années plus tard, j’ai appris […] à écrire le texte de ses monologues en faisant entendre sa voix, et à imaginer les questions qu’il serait susceptible de poser au cours de ses interviews. Un jour, il m’a déclaré que j’étais devenu sa moitié ; ce qui, dans sa bouche, avait valeur de compliment mais ça m’a vraiment mis mal à l’aise, car c’était comme si son âme avait englouti la mienne. »

Comme cela était prévisible, les passages mettant en scène le Beatles sont les plus intéressants, mais ils sont finalement bien peu nombreux. Il y en a assez néanmoins pour découvrir un John Lennon, amusant et plein d’autodérision. L’auteur analyse ce qu’est la célébrité, ce qu’elle a de plus beau, mais aussi de plus sombre. Il évoque également le statut de fan et les dérives possibles. L’ombre de Mark David Chapman n’est jamais très loin.

Si le roman est loin de nous tenir en haleine, il faut reconnaître que l’on prend plaisir à se plonger dans cette ville et dans cette époque. L’auteur évoque tout ce qui se passe cette année-là en 1980 sur le plan culturel, sportif et surtout politique. Ce dernier aspect reste malheureusement bien trop en surface, mais c’est le choix de l’auteur de nous offrir un panorama de l’époque seulement à travers le regard d’Anton. Ce personnage, comme les autres, est plutôt attachant, car l’écriture est tendre et empathique. C’est gentil. Peut-être trop gentil alors que le sujet, l’année évoquée, les célébrités rencontrées, auraient pu déboucher sur un peu plus de rock’n’roll !

« Il était admis que votre adresse, en tant qu’indicateur de votre statut social, passait avant votre profession, votre salaire, les associations dont vous faisiez partie, les vêtements que vous portiez et la voiture que vous conduisiez. Tant que nous vivions dans un appartement du Dakota, nous n’aurions pas de problèmes, du moins en apparence. »

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Les enfants sont rois, Delphine de Vigan, 2021 (Gallimard)

« À travers l’histoire de deux femmes aux destins contraires, Les enfants sont rois explore les dérives d’une époque où l’on ne vit que pour être vu. Des années Loft aux années 2030, marquées par le sacre des réseaux sociaux, Delphine de Vigan offre une plongée glaçante dans un monde où tout s’expose et se vend, jusqu’au bonheur familial.« 

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce roman révèle sa qualité au fil des pages. Au début, Delphine de Vigan donne l’impression de faire une synthèse, de mettre en scène de façon très méthodique le résultat de ses recherches sur les réseaux sociaux, les chaînes familles, ou encore l’univers YouTube. Si l’on est un tant soit peu familier de ces choses-là, on n’apprend pas grand-chose et on ne comprend pas bien où elle veut en venir. L’autrice présente tout d’abord ses deux héroïnes que tout semble opposer, si ce n’est le contexte temporel, culturel et télévisuel dans lequel elles ont grandi. Ce contexte est clairement défini à grand renfort de référence à des programmes phares de télévision. Ces deux femmes ont grandi pendant l’avènement de la téléréalité. Mélanie en est fan et rêve de cette célébrité rapide tandis que Clara, dont les parents ont notamment milité contre l’arrivée du Loft en France, regarde en cachette la finale de ce programme.

Mélanie touche du doigt son rêve, mais pour un temps très court. Finalement, sa célébrité elle la devra à sa fille. Sur YouTube, dans les pays anglo-saxons les chaînes famille sont à la mode. En France, seule une chaîne s’est lancée sur le créneau. Suite au succès d’une vidéo de sa fille postée sur YouTube, Mélanie décide de se lancer. Elle publie des vidéos de ses deux enfants sur la chaîne Happy Récré : challenge, prank, unboxing, mais aussi sur les stories de son propre compte Instagram.

« Il fallait distribuer de l’amour à ceux qui les regardaient. Il fallait leur adresser des tas de poutous-bisous et des bisous d’étoiles, et leur donner le sentiment que tout était partagé. Partager était un investissement. Partager les secrets, les marques, les anecdotes, telle était la recette du succès. Depuis que Mélanie s’était lancée sur les réseaux, les compteurs n’avaient jamais cessé de grimper »

Rapidement, le nœud de l’intrigue est posé : Kimmy Diore, la fille de Mélanie, a disparu. A-t-elle été enlevée ? Quelle piste suivre : un fan déséquilibré, un pédophile, un concurrent ? À partir de là, il est impossible de lâcher ce roman !

Au fur et à mesure, l’autrice va donner toute sa force et sa matière à son histoire. Le roman ne peut pas être considéré comme un roman policier, ni même un thriller, mais l’intrigue fonctionne assez bien pour que la tension soit maintenue autour de cette enquête. La personnalité de Clara la rend attachante et les caractéristiques de son métier de procédurière, chargée de recevoir et compiler les dépositions, font que le lecteur se sent rapidement en confiance et en empathie avec elle. Elle est celle qui va délivrer les informations. À travers ses yeux, nous découvrons également la chaîne de Mélanie et ses enfants, Kimmy et Sammy. Pour Clara, c’est un tout nouvel univers. Tout la surprend. Pour comprendre ce monde, comprendre la vie que mènent Kimmy et son frère, elle retrace le fil des vidéos, elle les décortique, les appréhende à sa manière, avec méthodologie et rigueur.

« Les bons petits soldats répètent les mêmes phrases apprises par coeur, hello les Minibus friends, coucou les happys fans […] et surtout n’oubliez pas de vous abonner, et le petit pouce vers le haut pour nous liker. Ils ont appris à sourire comme des singes savants apprennent leur numéro. Vous croyez qu’ils peuvent dire « non, je n’en peux plus, j’arrête », quand la famille entière vit des revenus de ces vidéos ? »

Au-delà de l’enquête, c’est surtout une critique de cette société que nous propose Delphine de Vigan avec un panorama assez complet de toutes ces dérives. Les familles concernées en prennent – à raison – pour leur grade. Le regard que pose Clara sur Kimmy est celui que nous pouvons porter sur ces enfants à qui on impose une vie de surconsommation, d’impudeur, de célébrité. En visionnant les vidéos de la chaîne, Clara se confronte au regard de Kimmy, un regard qui semble hurler « à l’aide ». Ces passages-là sont particulièrement saisissants.

L’intrigue seule permet de saisir tout ce qu’il y a de dérangeant à livrer ses enfants en pâture sur Internet. Malheureusement, les discours à tendance moralisateurs disséminés à certains passages sont inutiles et offrent une vision trop manichéenne du progrès technologique et des réseaux sociaux. C’est un piège quand on prend pour sujet un objet d’observation aussi actuel et cible de critique. Un piège que l’autrice n’évite pas.

Malgré ça, Delphine de Vigan prouve à nouveau son talent pour raconter des histoires avec des personnages attachants, pour faire naître des émotions sans en faire trop, avec un style d’écriture sobre, mais efficace. La dernière partie du roman est une réussite. Sans trop en révéler, on peut dire que l’autrice choisit un angle de vue particulièrement intéressant. Elle permet de donner plus de sens encore aux critiques préalables sur ces parents qui privent leurs enfants d’une enfance normale, leur imposent une vie sans intimité, dans laquelle leur consentement ne compte pas. L’autrice donne du sens aussi aux lois récentes sur la protection des mineurs sur le net et donne envie que cela soit davantage encadré pour le bien de chacun.

« Une troisième hypothèse effleura Clara : cette femme n’était ni une victime ni un bourreau, elle appartenait à son époque. Une époque où il était normal d’être filmé avant même d’être né »

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Texte : Le brouillon (concours Lire-Librinova)

J’ai participé à un concours d’écriture. C’est un exploit d’avoir pu trouver du temps pour ça 🙂 alors si le cœur vous en dit, c’est ici que ça se passe :

/https://concours-lire.librinova.com/concours/concours-de-nouvelles-avec-tatiana-de-rosnay/participations/2221-le-brouillon

(bon ça ne vaut pas les lectures que je partage habituellement, mais ça fait du bien de prendre du temps pour écrire, peu importe le résultat)

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Tant pis pour l’amour, Sophie Lambda, 2019 (Delcourt)

Sophie rencontre Marcus et en tombe immédiatement très amoureuse. Très vite, tout s’emballe, elle quitte sa ville pour le rejoindre à Paris prête à vivre cette relation aux premiers abords idylliques. C’est là qu’apparaissent les premiers signaux que Sophie ne prend pas encore au sérieux. Marcus a un comportement parfois étrange, jusqu’à devenir inacceptable. Pour la jeune femme, commence une véritable descente aux enfers.

Cette BD se découpe en deux parties. Dans la première, l’autrice nous plonge dans sa relation amoureuse qui se transforme très vite en relation avec un manipulateur narcissique. Dès le départ, le lecteur est conduit à  prendre du recul sur cette histoire. Si on suit l’aventure à travers les yeux de Sophie, quelques indices viennent nous sortir de cette dolce vita : un baromètre d’ego qui souvent s’emballe, et surtout un ours en peluche hilarant et cynique à souhait. Comme une sorte de conscience, cet ours en peluche est surtout une représentation d’une Sophie Lamba sur laquelle l’emprise de Marcus n’aurait pas prise.

La descente aux enfers est terrible. On vit avec Sophie la découverte de la vraie personnalité de Marcus, on suit sa détresse. Son récit est d’une sincérité déconcertante. Ses planches qui fourmillent de détails, ses jeux de couleur (il y en a très peu du noir et blanc et une couleur dominante qui varie tout au long de la BD) viennent renforcer l’impact du texte. Pourtant, alors que Sophie est au fond du trou, il n’y a pas de pathos. À nouveau, l’ours en peluche vient contrebalancer la noirceur du récit. Pour illustrer ses sentiments, l’autrice utilise beaucoup de métaphores imagées qui fonctionnent toujours très bien.

La deuxième partie de la BD se présente davantage comme un guide à destination des victimes de manipulateurs narcissiques. Pour sortir de l’emprise et de la culpabilité, Sophie a eu besoin de comprendre. Elle livre alors des clés très importantes pour reconnaître un manipulateur, analyser ses actions, comprendre le choix de sa proie et surtout pour en sortir. Cette BD réussit à être à la fois divertissante et d’utilité publique. Le sujet des pervers narcissiques a été souvent traité, dans des émissions populaires tout comme dans des médias plus sérieux, pas toujours de la meilleure façon. Cette BD est une vulgarisation intelligente qui touche, car elle part d’une histoire vraie, racontée avec justesse et recul, et qu’elle est richement documentée. Le trait de Sophie Lambda impose un ton humoristique. Cet humour noir rend le discours d’autant plus saisissant. Les nombreux détails et l’importance donnée aux métaphores dans l’illustration rendent à la perfection l’emprise et la détresse. Une réussite !

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L’homme sans ombre, Joyce Carol Oates, 2018 (Philippe Rey)

La jeune chercheuse Margot Sharpe consacre sa vie à l’étude du patient Elihu Hoopes. Cet homme, victime d’une infection, connaît d’importants troubles de la mémoire : amnésique, il ne conserve qu’une mémoire immédiate de 70 secondes et quelques bribes de son passé. E. H. devient durant trente ans un sujet d’étude pour Margot et son équipe. La jeune femme tente de débloquer sa mémoire et d’en savoir plus également sur un traumatisme d’enfance énigmatique.

« Elihu Hoopes est prisonnier d’un présent perpétuel. Comme un homme tournant en rond dans des bois crépusculaires : un homme sans ombre »

Les journées de E. H. se suivent et se ressemblent, notamment lors de ses visites quotidiennes à l’institut de Darven Park. Sa mémoire immédiate se limitant à 70 secondes, chaque jour est pourtant pour lui une nouveauté. Chaque matin, il fait la rencontre de Margot, sans jamais se souvenir d’elle. À chaque fois, il faut réexpliquer son état, sa présence à l’institut, l’utilité des tests qu’il subit. Joyce Carol Oates retranscrit cette monotonie à la perfection. Pendant de nombreuses pages, le lecteur se retrouve piégé dans ces journées uniformes et cette lassitude quotidienne. Si l’autrice réussit à plonger le lecteur dans une empathie totale pour le sujet étudié, il en ressort cependant un léger sentiment d’ennui durant quelques pages.

Comme dans tous les romans de Joyce Carol Oates, le personnage principal va donner au livre son ton, son style, son rythme et son ambiance si particulière. Margot Sharpe est une femme mystérieuse, froide, distance et assez… bizarre. Malgré son succès professionnel, son influence et sa renommée, sa vie ne fait pas rêver. Sa vie personnelle est quasi inexistante, la jeune femme s’est isolée de sa famille, et n’entretient pas de relation avec ses collègues de l’institut. L’ambiance est étrange, un malaise né au fil des pages sans que l’on arrive tout à fait à en déterminer la cause profonde. Contrairement à la plupart de ses romans, Joyce Carol Oates ne met pas ici en scène une violence visible, un poison qui détruit ses personnages. Nous avançons dans les ombres de la mémoire d’E. H., dans ses souvenirs flous, à travers le regard énigmatique de Margot Sharpe. Cette dernière qui semble à première vue très froide, distante des moindres sentiments, entièrement dévouée à son travail, va se laisser envahir par ses émotions. Sa passion pour E. H. et les sentiments qu’elle développe vont mettre à mal sa rigueur et sa déontologie.

Le style de Joyce Carol Oates dans ce roman est empreint d’une rigueur scientifique, grâce au travail de documentation de l’autrice. Ce ton scientifique lui permet de nous plonger dans le décor, de nous faire entrer dans cet institut et d’être les témoins privilégiés des expériences de Margot Sharpe. Cette écriture presque chirurgicale est, heureusement, rompue par des passages plus propres au style de l’auteur. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’évoquer le passé trouble d’E. H., nous sommes plongés dans une ambiance aussi mystérieuse qu’inquiétante. Pourquoi dessine-t-il toujours cette même jeune fille noyée ? De quoi cet homme a-t-il été le témoin, le complice ou encore le coupable ? Enfin, lorsqu’il s’agit d’évoquer les moments vécus hors de l’expérience scientifique par les deux héros, l’atmosphère se fait tour à tour sentimentale, sensuelle, mais aussi violente et malaisante.

« Le sujet normal doit, pour envisager l’avenir, mobiliser une certaine dose de souvenirs ; on ne peut prévoir un avenir quand on ne peut se rappeler un passé, car le cyclique, le répétitif entrent pour beaucoup dans notre quotidien. Le seul passé dont E. H. se souvienne est maintenant vieux de plusieurs dizaines d’années, et apparemment il n’y trouve pas de stimulus pour penser à l’avenir. »

Si le sujet reste la mémoire et son absence, le propos de la romancière va plus loin. Elle nous invite à nous interroger sur l’identité de cet homme sans mémoire. Est-il encore quelqu’un, lui qui n’a plus ni passé ni futur ? L’amour peut-il encore exister pour cet homme ? On s’interroge également sur la nature profonde des sentiments de Margot et sur ce lien totalement inégalitaire qui finit par les unir.

Ce roman de Joyce Carol Oates m’a moins passionné et interpellé que les autres, mais ma lecture découpée et mon manque de concentration sur mes lectures personnelles actuellement en sont peut-être la cause… Mais il fait partie sans doute d’un de ses romans les plus personnels : sa ressemblance avec le personnage de Margot Sharpe est assez frappante.

« Il ne suffit pas d’être brillante quand vous êtes une femme. Vous devez manifestement être plus brillante que vos rivaux masculins : votre « brillance » est votre attribut masculin. Et donc, pour contrebalancer, vous devez être convenablement féminine − ce qui ne veut pas dire instable, versatile ni « douce », mais simplement silencieuse, attentive, prompte à enregistrer les informations, non contestataire, effacée. »